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L'intuition, sixième sens et porte entrouverte sur le subconscient

Une bonne part des informations sensorielles captées par notre cerveau ne parviennent pas jusqu'à notre conscience. Ces perceptions « subliminales » n'influent pas moins sur nos comportements et concourent à former ce « flair » qui doit très peu à notre organe olfactif.
Mis à jour le vendredi 1er septembre 2000


N'en déplaise à Aristote, pour qui « il n'existe pas d'autres sens que les cinq déjà étudiés », la science moderne n'en finit pas de découvrir d'autres facultés perceptives. Les neurophysiciens sondent le sens du mouvement, qui, grâce à des capteurs musculaires, articulaires et tendineux, et à l'oreille interne, permet au corps de se situer dans l'espace. Certains s'intéressent à la nociception, le sens de la douleur. D'autres viennent de découvrir un gène susceptible de commander la capture des phéromones, ces molécules chimiques inodores qui guident le comportement des insectes, de certains mammifères et, peut-être, de l'homme. D'autres encore sont à la recherche des horloges biologiques internes qui confèrent le sens du temps qui passe.

Pour le grand public, la chose est entendue : le sixième sens, c'est l'intuition. Chacun a connu ces prémonitions, minuscules ou dramatiques, qui, lorsqu'elles se voient confirmées, acquièrent après coup le statut de « pressentiment ». Mais, dans le cas contraire, l'oubli ensevelit le pari que nous nous étions fait à nous-même. Aussi les chercheurs ont-ils longtemps été tentés de reléguer ces « expériences » au rayon « coïncidences et phénoménologie de la vie quotidienne », avec d'autant plus d'empressement qu'on frôle là le domaine sulfureux de la parapsychologie et de la voyance.

Mais certains scientifiques commencent à dire que l'intuition, cette « forme de connaissance, directe et immédiate, qui ne recourt pas au raisonnement », selon la définition du Robert, n'est peut-être pas totalement dénuée de fondement scientifique. « Nous avons écrit sur l'intuition, bien que nous ayons tendance à ne pas utiliser beaucoup ce terme », reconnaît Antonio Damasio, directeur du département de neurologie de l'université de l'Iowa, qui confesse que les résultats de ses travaux le conduisent, dans sa vie de tous les jours, à être moins sourd que par le passé à sa « première impression ».

Le personnage à l'origine de cette impulsion fort peu cartésienne de la part d'un savant est Phinéas Gage, un jeune chef de chantier sur les voies ferrées de Nouvelle-Angleterre, qui, un jour d'été 1848, eut le crâne perforé par une barre à mine (Le Monde du 28 avril 1995). Le malheureux survécut à la perte d'une bonne portion de son cerveau, sans que ses facultés intellectuelles paraissent affectées. Mais bien vite Gage devint méconnaissable et perdit son emploi. Auparavant avenant et dynamique, il devint ombrageux, grossier, et finit misérable en Californie, après avoir échoué dans toutes ses entreprises.

LE CORTEX PRÉFRONTAL

Son accident est-il la cause de son malheur ? Pour le savoir, Hanna Damasio, la femme d'Antonio Damasio, a reconstitué sur ordinateur le crâne de Phinéas Gage, en a déduit le parcours de la barre à mine et les lésions subséquentes dans le cortex préfrontal. Il se trouve qu'Antonio Damasio a eu parmi ses patients un jeune homme, Elliot, porteur de lésions similaires et atteint des mêmes troubles de comportement :« Il voyait bien les résultats désastreux de ses décisions, mais il était incapable de tirer la leçon de ses erreurs », raconte le neurologue dans L'Erreur de Descartes (Odile Jacob, 1995). Ce patient, comme d'autres de ses semblables, semblait également incapable de ressentir certaines émotions : alors que la peau trahit normalement le moindre émoi en transpirant, les mesures électrodermales restaient atones. Damasio fit donc l'hypothèse que c'était précisément ce déficit de perception émotive qui occasionnait ces choix calamiteux dans la vie quotidienne. Comme si les émotions étaient là, chez les sujets normaux, pour guider le bon choix.

L'expérience du jeu de poker lui a permis de valider cette hypothèse. Elle consistait à placer le sujet face à quatre piles de cartes, à lui donner 2 000 dollars en faux billets et à lui demander de tirer des cartes afin de maximiser ses gains. Au départ, le joueur ignore que dans les tas A et B chaque carte retournée rapporte 100 dollars, mais qu'il arrive aussi qu'une carte impose de payer jusqu'à 1 250 dollars à l'expérimentateur. Dans les paquets C et D, les gains sont moins élevés (50 dollars par carte), mais les pénalités sont aussi plus faibles, ce qui les rend globalement plus « rentables ».

Les individus normaux, après avoir tâtonné, commencent à choisir les « bons » paquets avant d'être capables d'énoncer la bonne stratégie, alors que les patients « préfrontaux » continuent à faire le mauvais choix, le plus risqué, y compris après qu'on leur a expliqué la bonne stratégie. La différence ? Après quelques pertes élevées, les individus normaux montrent rapidement des réponses électrodermales plus élevées - synonymes d'émotion - lorsqu'ils s'apprêtent à choisir une carte sur un paquet risqué. Ils traversent ensuite une phase où ils ont l'intuition (« hunch », littéralement « rentrer les épaules ») des règles implicites, avant d'en être pleinement conscients. Les préfrontaux, eux, ne montrent pas de réponse électrodermale, et continuent à persister dans l'erreur.

Damasio y voit la preuve que, « par certains côtés, la capacité d'exprimer et de ressentir des émotions est indispensable à la mise en oeuvre des comportements rationnels ». Le plus remarquable n'est pas que les cobayes normaux soient capables de faire le bon choix, mais qu'ils le fassent intuitivement, comme s'ils avaient été renseignés par un système intégrant punitions et récompenses.

D'autres pathologies spectaculaires apportent des enseignements similaires, comme chez les personnes hémi-négligentes, qui ont la triste particularité de ne percevoir consciemment que la moitié de leur champ visuel. Elles délaissent la moitié de leur assiette, et peuvent ensuite faire un esclandre parce qu'elles n'ont pas assez mangé. Si on leur demande de recopier une maison, elles ne reproduisent que la moitié de la façade. Mais si on leur présente deux maisons, dont l'une comporte des flammes dans leur champ « aveugle », et qu'on leur demande dans laquelle ils préféreraient habiter, elles choisissent celle épargnée par l'incendie. Tout se passe comme si ces patients avaient fait leur profit d'une information qui apparemment n'est pas parvenue à leur conscience.

La prosopagnosie offre un exemple du même type : les personnes qui en souffrent sont incapables de reconnaître les visages, y compris le leur et celui de leur époux et enfants. Mais si on leur projette des photographies tout en mesurant leur réponse électrodermale, celle-ci est plus élevée lorsqu'il s'agit de proches.

Ces phénomènes de connaissance « insue » abondent dans la littérature scientifique. L'intuition pourrait fort bien résulter de ces cogitations implicites, d'une comparaison automatique avec des situations déjà rencontrées - dont l'une des variantes serait le phénomène de « déjà-vu ». Encore mystérieuse, elle n'est que l'une des pièces d'un puzzle beaucoup plus vaste que les scientifiques ont longtemps préféré abandonner aux philosophes, mais auquel ils s'attaquent depuis quelques années avec une ardeur renouvelée : la conscience.

Hervé Morin

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