Les
inégalités sociales face à la santé en France : un état
des lieux Selon un ouvrage collectif dirigé par l'Inserm, la France est l'un des pays européens où les disparités entre catégories socio-professionnelles face à la mortalité, aux maladies, aux handicaps, sont les plus fortes. Ces différences ne se limitent pas à la question de l'accès aux soins. Mis à jour le mardi 12 septembre 2000 Les français se portent globalement mieux, mais ce progrès d'ensemble profite inégalement aux différentes catégories sociales. L'espérance de vie a ainsi considérablement augmenté en France au cours du XXe siècle, passant de 43,4 ans à 74 ans pour les hommes et de 47 ans à 82 ans pour les femmes. Cependant, l'espérance de vie des ouvriers de 35 ans est inférieure de 6,5 ans à celle des cadres et professions libérales du même âge et, entre les deux, son niveau suit la hiérarchie professionnelle. Un manuvre a ainsi un risque trois fois plus élevé de mourir entre 35 et 65 ans qu'un ingénieur. C'est l'une des nombreuses observations de l'ouvrage collectif Les Inégalités sociales de santé, présenté mardi 12 septembre, qui constitue un état des lieux inédit dressé par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Le constat de l'inégalité
sociale des Français devant la mort n'est pas nouveau,
mais l'ouvrage collectif démontre surtout que l'écart
s'est creusé entre les catégories sociales. Il fait
apparaître la mauvaise position de la France dans ce
domaine, lorsqu'on la compare avec les autres pays européens.
La mortalité des hommes de 45 à 59 ans exerçant une
profession manuelle dépasse en effet celle des non-manuels
dans une proportion allant de 33 % à 55 % chez nos
voisins. Elle lui est supérieure de 71 % en France. Cet
écart existe également lorsque l'on considère le
niveau d'études, pour les hommes comme pour les femmes.
Ce qui fait s'interroger les auteurs : « Pourquoi les
écarts de taux de mortalité entre les classes sociales
diffèrent-ils considérablement d'un pays à l'autre, à
niveau de richesse nationale pourtant comparable, et
notamment, pourquoi la France est-elle l'un des pays
d'Europe occidentale où les inégalités des hommes
devant la mort sont les plus fortes ? » Leur réponse
est en fait le postulat sur lequel repose le livre : «
Les inégalités de santé concrètement mesurées par
les taux de morbidité [proportion de maladies] et de
mortalité [proportion de décès], la fréquence des
handicaps moteurs ou des troubles mentaux, l'espérance
et la qualité de vie sont AUSSI des inégalités
sociales. » Le mouvement paradoxal d'un progrès sanitaire global
de la société française et d'un maintien ou d'un
accroissement des inégalités concerne de nombreux
domaines : la périnatalité, les maladies coronariennes,
la survie après un cancer, la santé bucco-dentaire,
mais aussi, de manière plus inattendue, les décès et
les blessures graves lors des accidents de la
circulation, ou les conséquences sociales de la maladie
et du handicap. TAUX DE MORTALITÉ INFANTILE Depuis de nombreuses décennies, la politique médicale
et sociale en faveur des femmes enceintes et des jeunes
enfants s'est développée, avec des résultats
remarquables, surout au cours des trente dernières années
: la mortalité périnatale a baissé de 21,3 décès
pour 1 000 naissances en 1972 à 12,3 pour 1 000 en 1981
et 7,4 pour 1 000 en 1995. Pourtant, les différences
sont notables : chez les agricultrices, le taux de
mortalité infantile est de 8,5 décès pour 1 000
naissances vivantes ; il est de 6,6 chez les employées
et 6,1 pour les professions intermédiaires. Le facteur
social se manifeste tôt. Que l'on apprécie la situation
sociale par le niveau d'études de la mère, par la catégorie
socioprofessionnelle de la mère, du père ou du couple,
ou plus rarement par le revenu, les écarts existent face
à la prématurité et au faible poids de naissance. Chez les hommes adultes, les progrès de la prévention
et de la prise en charge ont globalement diminué de 32 %
la mortalité due aux maladies coronariennes entre 1970
et 1990. Les cadres en ont cependant davantage bénéficié
que les employés ou les ouvriers : en 1990, par rapport
à un cadre, le risque de mourir d'une maladie
coronarienne était multiplié par 1,8 chez les ouvriers
et par 3,5 chez les employés. Vingt ans auparavant, ce
risque était respectivement multiplié par 0,9 et par 1,6.
Les différences sociales affectent de même la survenue
des maladies cardiovasculaires. L'hypertension artérielle,
par exemple, est plus fréquement observée « dans
les catégories sociales les plus modestes, niveau de
revenus ou d'études plus faibles » : les registres
de l'étude internationale Monica sur les tendances et
les facteurs des maladies cardiovasculaires montrent qu'«
une différence de pression artérielle de 6 ou 7 mm de
mercure sépare les catégories sociales les plus favorisées
de celles des employés et des ouvriers », précisent
Thierry Lang et Céline Ribet, coauteurs de l'ouvrage de
l'Inserm. SURVENUE D'UN CANCER Le risque de survenue d'un cancer dans différentes
catégories sociales varie selon sa localisation. Les catégories
les plus défavorisées sont plus exposées aux cancers
du poumon (le risque est plus de deux fois supérieur
chez un salarié ayant des tâches d'exécution que chez
un cadre), ainsi qu'à ceux des voies aéro-digestives
supérieures, de l'sophage et du col utérin. A
l'inverse, le risque de cancer du côlon et de cancer du
sein est plus élevé dans les catégories plus aisées.
Ces différences peuvent résulter de nombreux facteurs,
dont les expositions professionnelles et le recours au dépistage.
Le gradient social semble, en revanche, jouer de manière
univoque sur la survie après cancer, première cause de
mortalité en France : elle est constamment meilleure
dans les catégories socioprofessionnelles supérieures
ou parmi les personnes ayant un meilleur niveau d'étude.
Au bout du compte, les inégalités sociales de santé
apparaissent dès la naissance, semblent amoindries
durant l'adolescence, mais persistent tout au long de
l'existence, y compris parmi les retraités. De même,
elles ne se limitent pas à la question de l'accès aux
soins ou au clivage entre les exclus et le reste de la
société, mais s'inscrivent dans une continuité. Au sortir de ce premier état des lieux, les auteurs
appellent à développer la recherche sur les différents
aspects des inégalités sociales de santé et tracent
des perspectives d'action. « Premièrement, la manière
la plus efficace de réduire les inégalités de santé
est de réduire les inégalités dans la société »,
écrivent-ils, évoquant des interventions en amont de la
maladie sur ses déterminants sociaux. Ils insistent
ensuite sur la question de l'égalité des soins, mais
rappellent les effets pervers des dispositifs nouveaux,
comme la couverture maladie universelle (CMU), qui
peuvent entraîner un effet de seuil et faire se désinvestir
les intervenants en santé au profit de structures ad hoc.
Constatant que « les programmes préventifs efficaces
le sont plus parmi les catégories sociales supérieures
que dans les classes sociales défavorisées », les
auteurs estiment que cela impose de « penser d'emblée
[les actions de prévention], et d'en mesurer ultérieurement
les effets, en termes de réduction des inégalités et
non seulement en termes d'efficacité globale ». De même, ils estiment indispensable une évaluation
systématique des politiques publiques « du point de
vue de leur impact sur les inégalités sociales en général,
et de santé en particulier ». Enfin, avec ce livre,
les chercheurs de l'Inserm entendent bien contribuer «
à un plus large débat dans l'espace public ». Ils
prennent soin de préciser que « les connaissances en
la matière ne sont pas le seul fait des experts ».
A leurs yeux, « les actions de réduction des inégalités
impliquent des choix politiques dans lesquels l'expertise
apporte un éclairage essentiel, mais qui relèvent in
fine de l'exercice démocratique. » Paul Benkimoun |