- Le
malade, un acteur collectif
Philippe Bataille
(Sociologue (Cadis-EHESS/CNRS))
Le malade ne saurait être
un acteur collectif. Lénoncé de cette idée prend
des formes très variées, connues de tous. Dans le
discours médical, il sagit de considérer que
chaque malade est un cas, quà ce titre il ne peut
être rapproché dun autre, sinon dans le
descriptif de sa maladie. De manière plus banale il est
admis quun malade ne recherche pas la compagnie des
autres malades. Lidée même de
" lintégration des malades "
à la société repose sur le principe de rapprochement
du malade au monde des biens portants et de son
éloignement du contact avec dautres malades.
Sur un autre registre,
mais qui nourrit le même sentiment dimpossibilité
didentité collective faisant se rapprocher les
malades, il faut invoquer lidée du vécu solitaire
de la maladie. La solitude est une réalité. Pour autant
elle ne sert pas de fondement à une conduite
individualiste.
A linverse, les
démonstrations récentes de prise de parole collectives
des malades, par exemple avec les états généraux du
cancer, mais aussi dautres maladies, comme
aujourdhui lors de ce Forum national de
lAlliance Maladies Rares, témoignent de
limmense besoin de nombre de malades de sortir
collectivement dun silence qui a trop longtemps
justifié leur relégation, au point peut-être que
sil devait perdurer il serait coupable, par
complicité dune volonté de ne pas entendre, donc
de ne pas voir, pas seulement la maladie, mais le malade.
En introduction, admettons
deux choses. Il existe une représentation social sur le
vécu de la maladie qui affaiblit la capacité des
malades à revendiquer une identité collective. Nous
entrons dans une période de rupture avec lépoque
précédente , faisant quil y a désormais un
espace qui souvre devant les intentions des malades
qui disent vouloir en finir avec la relégation et
lisolement. Toutefois, sil est encore
difficile de parler daction collective dans le
domaine de lidentité du malade, il est permis de
considérer quil existe une parole collective. Ce
qui est plus quun point de départ , songeons, par
exemple, au milieu des années 60 au rôle quà
joué la prise de parole de quelques groupes de femmes
qui ont fait le mouvement collectif des femmes qui allait
sépanouir dans le courant des années 70.
- Individualisme
ou individualisation de la maladie.
Rabâché comme un argument
essentiel à son défaut didentité
collective, lindividualisme supposé du
malade recouvre en fait un travail
dindividualisation auquel le soumet
lexpérience de la maladie ou du handicap.
Y compris les situations dhospitalisation
longue ou de recours à un appareillage médical
contraignant, mais aussi celles où lespoir
de survie est faible, nempêchent pas
lexpression individuel dêtre un
acteur. Doù, sil faut en donner un
exemple, lactualité toujours brûlante
dune discussion sur leuthanasie. A
défaut de reconnaître ce principe de
subjectivation à l uvre, donc de
personnalisation, tout débat sur
leuthanasie est dénué de sens. En
témoigne également le commentaire que livrent
désormais de véritables professionnels du soin
palliatif. La qualité grandissante de la prise
en charge hospitalière dans ce domaine montre
limmense importance pour le soigné de la
relation avec un personnel soignant jusquà
la fin de sa vie, allant contre lidée
dindividualisme qui justifie
lisolement des malades. Enfin, lidée
de leur mort, très reliée à lannonce de
certaines maladies graves comme le cancer, est
une association que beaucoup de malades
dénoncent. Ce faisant, nos travaux en cours,
réalisés avec des malades du cancer, montrent
que ces derniers craignent moins leur propre mort
que le travail de deuil quils redoutent
dimposer à leur entourage affectif.
A partir de tels
exemples, il est difficiles de continuer à
décrire le malade comme un être individualiste.
A linverse, il est grand temps de se
pencher sur la capacité des malades à
sorganiser collectivement pour faire valoir
des questions qui les concernent spécifiquement,
au sens ou la maladie, son expérience, donc son
vécu, les fait se rapprocher.
Pour avancer dans
cette direction, il convient dadmettre
préalablement que le malade, compris sur le
registre de lidentité collective,
découvre chemin faisant , disons au fil de son
avancée dans lexpérience de la maladie,
une ressource identitaire quil
nimaginait pas le plus souvent avant son
entrée dans la maladie ou son évolution. La
maladie, les marques quelle dépose sur le
corps comme sur le psychisme du malade, les
atteintes sociales quelle suppose, oblige
à un travail de recomposition du sujet social et
psychique qui est commun, doù le succès
actuel des groupes de parole de malades. Il est
frappant de constater au départ de ces groupes
la découverte que chacun des participants faits
sur la ressemblance de vécu qui le fait se
rapprocher des autres malades. De même, il y a
un regard commun du malade sur le reste de la
société, voire une relecture de ce que
lon a pu faire ou être dans une existence
qui se déroulait jusque là sans rencontre
personnelle avec la maladie ou le handicap. Ces
découvertes servent de fondement personnel à
lidentité collective des malades.
Pour bien mesurer
limportance de ce qui se trame dans ces
temps de prise de parole, encore faut-il ne pas y
voir seulement les prémisses à la construction
dun lobbying de malades. Sil est vrai
que les malades sont amenés à faire valoir des
intérêts spécifiques les concernant, ces
intérêts construits en possible revendications
ne servent en rien le devenir dune
quelconque communauté repliée sur elle. Ils
sont toujours exprimés, à linverse, comme
des enjeux damélioration de la place du
malade dans la société. Jamais les acteurs de
ces manifestations nont demandé, ni même
ont tenté, de se retrouver isolés dans des
groupes de malades, sauf ponctuellement au moment
de sentraider pour clarifier les logiques
de leur relégation individuelle et parfois
collective, comme cela fut le cas ou la tentation
avec les malades du sida.
De la même
manière, lidentité collective des malades
dont nous supposons la construction ne peut en
aucun cas être rapportée à celle
dusager. Le terme usager, ici dun
système de santé, prête à confusion. Il tente
à faire se rapprocher lacteur malade
dun cadre revendicatif ou contestataire qui
nest pas le sien, y compris sil est
permis de considérer, en France, que les malades
qui prennent la parole le font en acteurs
dun système de santé très collectivisé
et très institutionnalisé . La formation des
soignants, la recherche médicale, les moyens
financiers mis à la disposition pour le soin,
lorientation des politiques publiques de
soin, la prévention, la communication,
lorganisation hospitalière, tout cela,
certes, relève bien du champ politique et
institutionnel, donnant un poids considérable à
lEtat et aux politiques de gouvernement
dans la conduite à tenir vis à vis dun
malade, sa prise en charge médicale et
hospitalière, dans la définition de la place
quil occupe dans lactivité sociale
et culturelle de la nation. Mais pour autant, le
malade nest pas un usager comme les autres.
Sa personne est trop directement en jeu, comme
son intégrité physique et son équilibre
psychique pour nêtre pas approché par les
institutions comme une personne. Cest
pourquoi je crois quavec le champ de la
maladie pour objet, et du sujet malade comme
préoccupation, il nous faut apprendre à parler
à la personne malade, du comportement de la
personne malade comme de son identité, et pas
comme un consommateur de soins ou dune
réaction dun usager du système de soins.
La personne malade
à laquelle nous nous référons ici, ne relève
ni dun champ particulier de
lactivité sociale, ni non plus dune
spécificité qui linvite au repli
communautaire. Lidentité collective des
malades repose alors sur la somme des
individualités et des expériences propres, sans
entreprise de terrassement de leur singularité.
Ce qui est une grande difficulté pour le devenir
de lidentité collective en formation. De
la même manière, le malade compose
identitairement avec des déterminations qui
simposent à lui, et en particulier des
contraintes liées à la gestion de sa maladie
sur lesquelles il nest pas toujours en
situation de faire des choix. En conséquence, la
personne malade est soumise à un travail
dapprentissage de la gestion de sa maladie,
et donc de production de soi, qui passe par la
mise à jour de ses déterminations
particulières. Probablement faudrait-il faire
lhypothèse que le débouché collectif à
lidentité du malade nintervient
quaprès un certain succès acquis de ce
travail dindividuation, et donc de
réappropriétion du cadre vécu de
lexpérience de la maladie, si tant est
quil ny a pas enfermement du sujet
sur une stricte démarche psychanalytique.
- Intégration
ou intégrité du malade ?
De toute part, dans
lorganisation sanitaire et médicale,
intervient désormais la parole du malade. Cela
ne signifie pas quelle est entendue, et
encore moins quelle trouve sa juste place,
y compris si, ici ou là, linstitution
sanitaire et médicale, notamment dans son
organisation hospitalière, a cru bon de lui en
accorder une. Le temps est venu des chartes des
malades, des sièges réservés dans des Conseils
dAdministration dhôpitaux. Notons
également la mise en évidence par
linstitution de manifestations ou
publications très centrées sur les questions de
pratique quotidienne du soignant. Le phénomène
naurait pas à retenir notre attention
sil nétait pas présenté comme une
proposition de réponse du corps médical aux
attentes nouvelles du malades. Ce qui démontre,
au minimum, quune avancée est possible,
que rien nest figé en matière de pratique
médicale voire quune dynamique sest
mise en uvre et quà
linterpellation des malades une réponse
institutionnelle se met en forme.
Toutefois cette
réponse en terme déthique du soignant
reste de bien des points de vue largement
insuffisante dans son contenu.
Linterpellation des malades porte
effectivement, je crois, sur le respect de
lintégrité de la personne malade. Or,
cette question a trop rapidement été
interprétée comme une revendication
dintégration, doù par exemple
limmense succès dans le discours
institutionnel, politique et surtout
administratif, du thème de lautonomie du
malade.
La maladie grave
ou rare agresse le sujet quil concerne.
Dans ces cas, il ne peut pas y avoir deux
personnes en une, lune bien portante,
lautre malade. La maladie ici nest
pas une conjecture, un état passager. Or, par
plusieurs de ses travers, lidée
dintégration concoure à produire cette
schizophrénie du sujet. En témoigne, cette fois
encore, lexemple des malades du cancer qui
sont actifs professionnellement. Tous décrivent
un même phénomène, disons leur difficulté à
" être comme avant ", cela
vaut aussi sur le plan privé, notamment dans les
relations familiales. Ils ont, le plus souvent,
disent-ils, le choix relatif entre une
efficacité professionnelle qui ne prend pas en
compte leur réalité de malade, sinon en leur
offrant une activité réduite et ponctuée par
des périodes de présence ou dabsence,
alors quils gagneraient à occuper un poste
qui valoriserait lexpression de leur
identité de salarié désormais également
construite, parfois
" enrichie ", osent-ils dire,
par lexpérience de la maladie.
Ce manque
dadaptation du monde du travail à des
personnalités nouvelles dessert
considérablement lidentité du malade
contraint de masquer ce quil vit comme une
différence. Les souffrances personnelles qui
sensuivent sont évidentes. Elles
desservent lindividu concerné par la
maladie, mais aussi lactivité économique
dune entreprise, et plus généralement la
collectivité.
Lintégrité
dont nous parlons sera acquise lorsque le malade
naura plus à nier dans ses champs
dactivité sociale les dispositions que lui
inspire le vécu de la maladie grave ou rare.
- Identité
du malade.
Comme toute subjectivité
ayant subie une atteinte massive sur le mode de la
dégradation et de laffaiblissement, le malade
cherche une compensation à lagression. Or,
lidentité reconstruite dans cette réaction se
radicalise si elle reste ignorée par la collectivité et
par ses représentants institutionnels. Le cas de la
maladie comme situation objective vécue et de
lidentité du malade comme réponse à cette
situation néchappent pas à cette règle.
Ambivalence de bien des
points de vue sur cet aspect, lidentité du sujet
malade se reconstruit pas à pas. Elle oscille entre
labattement, souvent décrit comme un moral
" en baisse ", dont les périodes
sont très liées aux temps de la maladie et aux soins,
et dautres périodes moins marquées par ces temps.
Au niveau individuel cela se traduit également, par
exemple, par la recherche des plaisirs que lon se
donne, dérisoires parfois dans leur apparence première,
et pourtant si essentiels à léchelle de celui qui
se les accorde. Au niveau collectif, cela se passe par la
reconnaissance dun droit des malades. Les règles
de droit ici invoquées sont toujours interprétées par
les sujets concernés comme la recherche dun garant
au respect de lidentité de la personne malade.
Elles peuvent emprunter plusieurs directions et avoir à
ce décliner dans différents champs dactivité
sociale, mais, de toute évidence, dans la période
actuelle, le plus important, ou du moins le champ premier
de déclinaison des règles de droit pour le malade
concerne linstitution sanitaire et médicale. Le
manquement au respect et à lintégrité de la
personne malade ou handicapée y fait aujourdhui
débat.
Il faut sattendre à
ce que ce débat sur le droit des malades déborde
rapidement de son enceinte sanitaire et médicale pour
concerner dans les mêmes termes tous les domaines de la
vie sociale où le malade est présent. On parlera alors
plus aisément de lidentité du malade et de
laction collective des malades, mais les prémisses
à ce débat sont déjà présents et ils méritent
lattention des pouvoirs publics, comme des acteurs
associatifs ou des partenaires syndicaux.
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